Voilà plus d’un mois qu’a eu lieu l’investiture de Donald Trump en tant que 45e président des États-Unis. Si les contours de son potentiel de changement restent à définir, force est de constater que le cataclysme mondial promis par la presse ne s’est pas, à ce jour, réalisé.

Pour autant, l’élection de Trump a constitué un choc de proportion mondiale, que ce soit pour la déplorer ou s’en réjouir. Au-delà des frasques du milliardaire désormais président de la première puissance mondiale, dont la presse continue de faire ses choux gras, on continue de s’interroger sur l’impact concret à attendre de cet événement dans les prochaines années, aussi bien du point de vue purement interne que dans l’économie mondiale.

Quelles sont les obstacles institutionnels, politiques et économiques aux mesures qu’entend mettre en œuvre la nouvelle administration ? A la lumière de ces éléments, quelles sont les perspectives pour l’économie mondiale dans les années à venir ?

Revenons d’abord un instant sur les assertions qui font de Poutine l’artisan de la victoire de Trump. Les médias désignés comme pro-russes – dont RT (anciennement Russia Today) ou Sputnik News (ex-Ria Novosti) – sont régulièrement désignés du doigt, le principal grief des médias occidentaux étant qu’il existe une source alternative d’information, aussi supposément biaisée soit-elle. La règle voulant que « l’autre camp » est celui de la propagande par opposition à la vérité universellement reconnue de « nos » informations, se confirme ici. L’idée est toujours d’éviter de se poser les bonnes questions, et, en l’occurrence, de minimiser le rôle des forces sociales à l’œuvre dans l’élection de Trump. Car ce sont elles, et non la puissance russe, somme toute relative, qui ont fait de l’hypothèse invraisemblable de son élection la réalité d’aujourd’hui.[1]

Ancienne première puissance industrielle mondiale, les États-Unis sont aujourd’hui rattrapés par la Chine en termes de production absolue bien qu’ils restent devant en production per capita[2]. La puissance industrielle déterminant en dernière analyse la puissance militaire d’un pays, on comprend la menace ressentie par les US vis-à-vis de cette concurrence directe et le choix de Trump de se rapprocher d’une Russie moins menaçante industriellement parlant. La Russie s’appuie surtout sur l’exploitation des ressources naturelles de son sous-sol, en fournissant des matières premières énergétiques et minérales, ce qui en fait une économie complémentaire plutôt qu’à proprement parler concurrente des États-Unis[3].

Le déclin industriel des États-Unis et la perte structurelle d’emploi qui s’en est suivie[4] dans ce secteur sont la cause de la formation du phénomène Trump.

C’est également le résultat du système électoral pour le moins imparfaitement démocratique qu’est celui des États-Unis, qui par le jeu de désignation des représentants et le découpage électoral, favorise depuis longtemps le parti républicain, au point de l’avoir cette fois permis de l’emporter avec près de trois millions de voix de moins que son adversaire – le même système électoral qui a permis la nomination de Clinton, sans doute le pire candidat possible à opposer à Trump.

Nous l’avons dit, les obstacles à une réalisation du programme de Trump sont de trois ordres : institutionnels ou juridiques, politiques ou sociaux, et économiques.

I. Le premier concerne les blocages légaux et institutionnels, aussi bien au niveau interne aux États-Unis qu’à celui des engagements internationaux.

Si la nouvelle administration a pour l’instant montré peu d’égards pour les engagements internationaux souscris par ses prédécesseurs –cf. le partenariat trans-pacifique –, la séparation des pouvoirs, bien plus marquée aux États-Unis qu’en France (impossibilité de dissoudre le Congrès, et pour ce dernier de démettre le président sauf infraction pénale) signifie que la marge de manœuvre est limitée pour un président arrivé au pouvoir malgré son parti et dont l’establishment a encore la mainmise sur le Congrès. Il ne dispose pas encore d’une majorité fidèle, loin s’en faut, et cela restreint son champ d’action aux pouvoirs de l’exécutif, strictement encadrés par la Constitution.
On a également vu, à l’occasion de la suspension du décret antimusulman par un juge, la limite du côté du pouvoir judiciaire, lui aussi capable d’entraver efficacement l’action de l’exécutif.

II. Sur le plan politique et social, on peut schématiser en disant que Trump a été élu par « l’Amérique profonde », notamment le Midwest, mais également dans la Rust Belt (le bassin industriel sinistré du Nord-Est des États-Unis). Les plus grands foyers anti-Trump sont localisés sur les côtes, qui regroupent la majorité de la population américaine (dont on peut dire qu’elle a voté contre Trump plutôt que véritablement pour une candidature Clinton parfaitement dévouée au maintien du statu quo[5]).

Wall Street semble s’être rapidement accommodée de la surprise, et bien qu’il ne soit un secret pour personne que la finance a soutenu Clinton[6], le vainqueur est parvenu à l’amadouer pour un temps avec des mesures de dérégulation[7]. Cette paix précaire s’achèvera nécessairement lorsque les intérêts vont entrer en collision, ce qui arrivera à coup sûr si Trump entend appliquer le programme anti-mondialisation pour lequel il a été élu.

De l’autre côté du spectre social, dans les classes populaires et les populations immigrées, on assiste également à un certain réveil du mouvement social bien alangui depuis les années 70 et à peine secoué par le mouvement Occupy il y a bientôt près d’une décennie.

Nous le voyons, les mesures « radicales » entreprises par Trump risquent fort de se heurter, qui au mur de l’argent, qui à celui des gens.

Donald Trump devra tôt ou tard trahir l’un au profit de l’autre, et pour le moment l’histoire tend à démontrer que le choix se fait presque systématiquement au détriment des classes populaires.

III. Tentons à présent de dresser en quelques traits l’état de l’économie américaine aujourd’hui. On le sait, depuis la crise de 2008, la Banque fédérale a injecté d’immenses quantités de dollars dans l’économie et s’est employée à réduire les taux d’intérêt afin d’atténuer les effets de la récession.

C’est d’ailleurs la politique monétaire prônée par Keynes pour prévenir les soubresauts économiques dus au cycle industriel : Augmentation de la masse monétaire en période de récession afin d’éviter une déflation catastrophique et permettre à l’économie de repartir ; compensation par une contraction proportionnelle de la masse monétaire en période de prospérité pour prévenir une « surchauffe » de l’économie (qui se traduirait par une inflation excessive couplée à une spéculation galopante).

La conséquence nécessaire de cette logique est donc qu’à la fin de la période de crise, c’est-à-dire après les stades de récession et de dépression, les taux d’intérêt doivent être progressivement relevés et la masse monétaire réduite à un niveau raisonnable.
En s’abstenant d’agir ainsi, la Banque fédérale ferait courir au gouvernement le risque de se priver de ces outils pour la prochaine crise, qui selon le rythme habituel des cycles industriels, survient en moyenne tous les dix ans, à un ou deux ans près et exception faite d’événements purement extérieurs (guerre de dimension mondiale, cataclysme naturel, etc.)[8]

En effet, les taux d’intérêts, déjà proches de zéro, ne peuvent être baissés indéfiniment, et la masse monétaire, gonflée déjà bien au-delà de tout lien avec le niveau réel de production, risquerait l’effondrement si la Fed se lançait dans une création monétaire telle qu’elle entamerait la confiance placée dans ce simple symbole d’une garantie étatique[9].

A vrai dire, Janet Yelen avait déjà depuis de longs mois repoussé le relèvement des taux d’intérêts, y compris après une tentative avortée en 2016 face à l’impact sur une reprise fragile et l’approche des élections. Cela est en partie dû au décalage existant entre Wall Street (les marchés financiers en général) et l’économie réelle : D’un côté, le vendredi 8 mars 2013, le Dow Jones clôturait à 14,397.07 points, battant le précédent record du pic d’avant-crise du vendredi 12 octobre 2007 à 14,093.08 points. De l’autre, la reprise de l’économie réelle reste particulièrement faible voire anémique – aussi bien aux US, ou elle stagne à moins de 2%[10] que dans la plupart des pays occidentaux.

De fait, malgré les messages se voulant rassurants, selon lesquels « cela va mieux », le taux de chômage, malgré tous les outrages faits aux statistiques, reste bien loin de ce qu’il devrait en principe être à ce stade aussi tardif du cycle économique[11].  La croissance est également loin des 3% considérés comme le minimum pour un fonctionnement « sain » d’une économie capitaliste (permettant le « plein-emploi », même dans la définition très lâche que font les économistes orthodoxes de ce terme). Ainsi, bien que la crise soit depuis longtemps finie du point de vue des marchés et des grands capitalistes qui y opèrent, elle ne s’est jamais réellement arrêtée pour une large part de la population.

La campagne électorale US a coupé court aux velléités de relèvement des taux directeurs, puisqu’une économie en bonne santé était la condition sine qua none pour permettre une élection de Clinton, son concurrent attirant surtout les exclus de l’économie mondialisée actuelle.

Il est donc aujourd’hui impossible de repousser plus longtemps un relèvement des taux d’intérêt (relèvement qui aura un impact immédiatement négatif sur l’économie), puisque c’est l’existence-même du système commercial mondial reposant sur le dollar, autrement dit du bras financier de l’hyperpuissance américaine, qui en dépend.[12]

Dans ces conditions, Trump se retrouve avec une marge de manœuvre singulièrement réduite pour mettre en place une politique de relance, sans réelle possibilité de jouer sur les taux d’intérêt ni pouvoir augmenter la masse monétaire déjà artificiellement gonflée jusqu’à ses limites, et avec une nouvelle récession menaçant de se déclencher à relativement court terme (au plus tard à mi-mandat).

Il est impossible de réduire les impôts et augmenter les dépenses sans faire augmenter considérablement sa dette. Dans la conjoncture telle qu’exposée plus haut, Trump n’a pas le luxe de cette option.
Reste encore à savoir si c’est le peuple américain ou les puissances de l’argent qui lui feront mordre la poussière en premier.

Nous devrons réserver à un prochain article un examen plus approfondi de la politique protectionniste prônée par Trump et ses conséquences économiques et géopolitiques.

Notes : 

[1] Comme le fait remarquer Serge Halimi dans l’édition de janvier 2017 du Monde diplomatique, l’Occident a tendance à voir, derrière chaque personnalité un tant soit peu « hors des clous » – c’est-à-dire non pro-américaine – en matière géopolitique, (Corbyn en Angleterre, MLP, JLM et Fillon en France…) la main de Moscou.

[2] 3 427 milliards contre 4 458 milliards, selon les estimations du CIA World Factbook, soit près de 15% et 20% de la production mondiale pour les États-Unis et la Chine, respectivement. Bien entendu, rapportée à la population vastement plus importante de la Chine, celle-ci demeure largement un pays émergent et non un riche pays développé.

[3] Ainsi, les revenus du pétrole et du gaz naturel représentent plus de 40% du revenu fédéral russe (voir par exemple http://www.eia.gov/beta/international/country.cfm?iso=RUS). Le sujet de la nécessaire diversification de l’économie est une ritournelle en politique russe. Naturellement, les États-Unis sont aussi d’importants producteurs de matières premières énergétiques et minérales. Mais en ce qui concerne l’avenir industriel des États-Unis, Trump voit une menace bien faible dans l’industrie russe basée sur l’exportation de matières premières.

[4] Chiffres de la banque mondiale : http://data.worldbank.org/indicator/SL.IND.EMPL.ZS?locations=US

[5] Notons le choix de Tim Kaine, une personnalité de centre droit issue de l’establishment, comme running mate, qui a représenté un soufflet au visage des démocrates pro-Sanders, dont l’électorat a sans doute été peu mobilisé en faveur de Clinton, au profit de l’abstention voire de Trump.

[6] Sur les fonds obtenus dans le monde de la finance par les différents candidats : http://www.cnbc.com/2016/05/26/wall-street-gives-hillary-clinton-27m-but-love-affair-may-not-last.html

Sur les liens entre Clinton et Wall Street :

https://www.theguardian.com/us-news/2015/jul/26/wall-street-links-hillary-clinton-aides-economic-policy-doubts

[7] https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0211765592385-trump-sapprete-a-dereguler-wall-street-2062646.php

[8] Sur la notion de cycle industriel et ses phases : https://critiqueofcrisistheory.wordpress.com/the-phases-of-the-industrial-cycle/

[9] Sur la notion de monnaie et sa connexion persistante avec les stocks d’or mondiaux, cf. notre article sur l’or.

[10] http://www.tradingeconomics.com/united-states/gdp-growth

[11] Les chiffres réels se situeraient autour de 10% : http://www.gallup.com/poll/189068/bls-unemployment-seasonally-adjusted.aspx.aspx

[12] Le 14 décembre 2016, le Federal Reserve Open Market Committee a décidé de relever d’un quart de point le taux de fonds fédéraux, avec un objectif entre 0,5 et 0,75 au lieu de 0,25 à 0,5 précédemment.